Conversations silencieuses
Olivier Schefer
Si la vie des peintres nous intéresse autant que leur peinture, ce n’est pas que la première explique la seconde. L’art n’explique rien, laissons cela aux philosophes et aux théologiens ! La création est souvent à l’antipode de la vie d’un artiste. Celui-ci extirpe la substance de ce qu’il vit, il s’en éloigne même strictement ; il ne suffit pas de raconter quelque chose. Certains écrivains vont au bord de la mer planter le décor d’une histoire et d’autres imaginent la forêt vierge amazonienne depuis une chambre d’hôtel en Normandie. Nous n’avons que les mots pour aller au-delà des mots, les peintres ont leurs images pour crever l’illusion.
Les conversations silencieuses furent d’abord celles d’un enfant avec son père, avant de devenir celles de l’amitié, riche de tout ce qui reste toujours à dire, du seul fait d’aimer. Elles passent par le regard et empruntent les méandres que le narrateur entretient avec l’art.
C’est ce goût de l’art qu’Olivier Schefer nous fait partager. Les œuvres, nourries de nos joies et de nos blessures, nous révèlent alors à nous-mêmes.
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Conversations silencieuses
Olivier Schefer
La rencontre singulière, amoureuse ou artistique, advient au moment où on ne l’attend pas ou plus du tout. Elle est poreuse au monde avant de se faire exclusive. Il faut avoir posé ses yeux sur des corps de femmes, aiguisé son regard sur la ligne d’horizon et la pointe d’une montagne, été aveuglé par la lumière, ébloui par le blanc du givre, souillé par la décrépitude et la vulgarité. Il faut avoir pleuré de déchirement parce qu’un de vos enfants quitte la maison, de joie à des retrouvailles et de solitude amoureuse.
Avoir reçu au visage un crachat, empestant le tabac et la sueur, si interloqué qu’on met un instant avant de le nettoyer. Avoir perdu du temps devant des émissions stupides. Avoir écouté, le matin tôt, les derniers oiseaux qui chantaient. Avoir usé ses pas à Naples dans de vieilles ruelles puant la pisse et le choux, puis découvert, au détour d’un escalier abrupt, la baie immense qui tend ses vastes bras. Alors, il se peut que notre regard perdu, épuisé en pure perte, notre « œil sauvage » dit André Breton, vienne, un beau jour, se poser sur une toile immobile.