La Disparition de Jim Thompson
Vincent Hein
Lauréat du Prix Pierre Mac Orlan 2022
Somerset Maugham pensait que nos envies les plus profondes étaient aussi les plus révélatrices. Nos désirs les plus forts restaient souvent inaccomplis, le courage seul pouvait leur donner vie. Il était tard. Une voiture l’attendait au portail, stationnée devant la petite maison aux esprits couverts d’offrandes, chargés de protéger tous ceux qui vivaient et travaillaient ici. Il prit poliment congé en remerciant chacun. Puis il serra chaleureusement la main de son hôte en le regardant dans les yeux et lui dit que non seulement il possédait de très belles choses, mais, ce qui était plus rare, qu’il avait su « les arranger sans aucune faute de goût ». Il ajouta enfin – et rien à ses yeux n’avait plus de prix – qu’il avait eu l’impression ce soir de tenir dans le creux de sa main le personnage accompli d’un roman qu’il aimerait écrire.
Qui était Jim Thompson ? Homme d’affaires américain, né en 1906, il a mystérieusement disparu en mars 1967 en Malaisie alors que les Américains étaient très engagés au Vietnam et, plus généralement, dans la région. Connu pour sa collection d’oeuvres d’arts sud-asiatique, il est à l’origine du renouveau de l’industrie de la soie. Truman Capote ou Somerset Maugham furent ses hôtes.
Mais Jim Thompson est aussi un ancien membre de l’OSS, puis de la CIA, très au fait de la vie politique thaïlandaise et des agissements inavouables des services secrets américains dans cette partie du monde. A-t-il été assassiné ? S’est-il perdu dans la jungle implacable de Cameron Highlands ? Où a-t-il décidé de s’évaporer pour recommencer ailleurs une autre vie ? Sa maison à Bangkok, de toute beauté, est devenue un musée, et son histoire une légende parfois récrite par ceux qui avaient intérêt à ce qu’il disparaisse.
Vincent Hein, en enquêtant sur cette disparition, s’est passionné pour cette figure romanesque et ô combien troublante et il nous éclaire des zones d’ombre et d’Histoire.
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La Disparition de Jim Thompson
Vincent Hein
L’oeil et la couleur
Pouvons-nous alors espérer la lumière d’un indice de hasard qui nous conduirait à la cause cachée que nous cherchons ?
Herman Melville
De l’oeil naissent les couleurs, pensait Jim Thompson. Simplement. Puis elles rivalisent entre elles, en nuances infinies, elles s’accordent, elles brûlent ensemble. Elles sont faites d’ombres et de mirages. Elles s’abandonnent à la nuit et renaissent au matin. Elles tremblent dans la lumière, habillent les saisons et la grandeur du monde. Elles aiment les climats insensés et toutes les géographies. Elles se gonflent comme des voiles, vibrent, palpitent, respirent. Elles cherchent à nous plaire. Elles nous parlent à l’oreille, mais nous sommes d’insupportables sourds. Seuls l’artiste et l’aveugle dans leurs rêves les entendent mieux que nous. Ils connaissent leurs courages, leurs beautés, leurs forces et toutes leurs exigences.
Jim Thompson était américain et vivait en Thaïlande depuis plus de vingt ans. Il avait soixante et un ans lorsqu’il disparut en Malaisie. C’était un homme de taille et de corpulence moyennes. Il portait d’habitude des pantalons à pinces et des chemises multipoches. Il ressemblait un peu à Ernest Hemingway. Mais en plus sage. Lors des nombreuses réceptions qu’il donnait chez lui, il s’habillait d’un costume léger, coupé sur mesure, qu’il accordait avec une cravate en soie American Repp, dont les rayures tombaient invariablement de la droite vers la gauche. Ses yeux étaient clairs et son regard solide. Il souriait souvent. Il n’aimait pas la colère ni les gens qui se fâchent. Il y avait chez lui de la gentillesse, de la pudeur et de l’intelligence. Une forme de mystère aussi.
Sa réputation n’était plus à faire : de Bangkok à New York, on disait de lui qu’il avait remarquablement réussi. Il était cultivé, généreux, curieux de tout, et doté d’un sens extraordinaire de la couleur.
Pour le reste : il fumait à volonté. Sans jamais se restreindre. Certainement plus de deux paquets par jour et cela s’entendait dans sa voix.