Une trace dans le ciel
Agnès Clancier
Elle s’efforce de vider son esprit. D’oublier ce qu’elle sait. Ce qu’elle a vécu ces derniers jours, ces derniers mois. Elle doit tout effacer. Tout sauf l’enfance, la jeunesse, l’amour, les défis, la folie, ce qui, d’elle, leur sera toujours inaccessible. Ce qui la rend invulnérable.
Arrêtée par la Gestapo en mars 1944, une femme tente, dans la solitude de sa cellule, de surmonter sa peur pour affronter l’épreuve de la détention et des interrogatoires. Aviatrice célèbre pour avoir, dans les années trente, battu de nombreux records internationaux, elle se remémore les moments heureux de son existence et les êtres qu’elle a aimés, puisant dans ce voyage vers le passé la force dont elle a besoin.
Ce roman, inspiré de la vie de Maryse Bastié, héroïne de l’aviation, mais aussi engagée dans la résistance à l’occupant et dans la cause des femmes, nous plonge dans cette époque où des fous volants, de Mermoz à Hélène Boucher, ont laissé, souvent au péril de leur vie, des traces dans le ciel, ouvrant ainsi la voie à l’aviation moderne.
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Une trace dans le ciel
Agnès Clancier
Tout de suite, elle a su. Dans son corps, la résonance du premier coup sur la porte. Suivi
par d’autres coups. Nets, impérieux. Aucun de es amis, aucun de ses voisins ne frappe ainsi, avec cette force. Donc c’est eux. C’est eux, c’est maintenant. Elle ne parvient pas à penser autre chose. Ce constat brut. Son esprit est enclos dans cette évidence. Ils sont là. Elle ne ressent rien de ce qu’elle redoutait. Son coeur ne s’est pas emballé ni n’a cessé de battre. Elle est calme.
Immobile. Que pourrait-elle faire ? Ce matin froid au ciel gris sera donc le dernier.
Respirer encore, si près, déjà, du souffle ultime. Si près de la mort. La chair privée de chaleur. N’être plus qu’une enveloppe vide. Disparaître et ne laisser que des éclats de passé dans les souvenirs des survivants.
Aujourd’hui.
Ou demain ? Combien de jours, d’heures, de minutes ? La souffrance à endurer avant la fin. Combien de temps devra-t-elle tenir ? D’autres ont réussi, elle réussira aussi. Tenir, elle sait faire. Elle l’a déjà prouvé. Elle ne parlera pas, car sa volonté ne connaît pas de limites. Donc elle mourra.
Elle s’y attendait après tout. Ne s’y attendait-elle pas ? Depuis quatre ans qu’elle leur échappe. Quatre années que dure cette guerre. Quatre années qu’elle se bat. Elle se dit qu’elle va mourir et cette pensée ne la trouble pas. La fin. Le néant.
L’oubli. La mort, elle connaît. C’est une ennemie d’enfance. Rencontrée dès l’âge de dix ans. Une ennemie qui, depuis, ne s’est jamais laissé oublier. Qu’elle n’a pas cessé d’affronter.
Pourquoi serait-ce plus difficile à présent ?
Se lever. Sortir de la chambre en laissant sur la table la lettre inachevée. Une lettre pour sa mère, où il est question du prix des choses et d’autres riens que Céline saura lire, car elle sait tout le reste et comprend ce qui palpite entre les lignes, ce qui vit sous les mots que l’on met en vitrine.
Dans le vestibule, elle s’arrête. Inspire une longue bouffée d’air. Quelques secondes plus tôt, elle avait froid dans l’appartement rongé par les dernières ombres de l’hiver et, tout à coup, son corps s’enflamme et brûle de ses orteils jusqu’au sommet de son crâne, tandis que, le long de son dos, se fige sur cette chaleur une lanière de sueur glacée. C’est eux.
Sa main se pose sur la poignée de la porte d’entrée. Sa main ouvre la porte. Elle ne distingue pas les traits de leurs visages dans la pénombre du couloir, juste le gris verdâtre des uniformes, mais elle voit l’écusson sur le col. Ils sont trois. Un lieutenant, deux soldats.