Marie de Gournay
Marie de Gournay ou Les témérités d’une quenouille
par Séverine Auffret
Marie Le Jars de Gournay (1565-1645) ne fut pas seulement, comme on l’a longtemps laissé supposer, l’amie ambiguë de Montaigne et la consolatrice de ses vieux jours, une de ces figures secondaires récurrentes dans la vie des lettres : le satellite d’un astre. Elle ne fut pas l’humble servante de l’oeuvre d’un maître, ni la captatrice d’un héritage tentant de se parer des plumes du paon, mais elle fut par excellence une femme libre, signataire pour son propre compte d’une belle série d’oeuvres aujourd’hui redécouvertes, après avoir été injustement oubliées : des poèmes, des traductions du latin, des essais, des pamphlets – outre le précieux travail d’édition que l’on sait.
Ce ne serait rien dire, si l’on omettait le style d’une écriture que cet ouvrage, sous l’adaptation en français moderne de Claude Pinganaud, donne à savourer dans son énergie. « Quelle est cependant ma rusticité ? », se permet-elle d’écrire à la reine Anne d’Autriche en lui présentant son livre Égalité des hommes et des femmes : « Tous autres abordent leurs princes et leurs rois en adorant et louant ; j’ose aborder ma reine en prêchant ! »
Ce style est d’abord celui d’une vie qu’elle dessine à grands traits dès ses jeunes années, dans une volonté opiniâtre de forcer la main à son propre destin.
Première témérité : Marie choisit, dès l’âge de onze ans, de quitter la voie tracée pour « le Sexe » : celle de « la quenouille » – cet objet qui désigne alors sous la forme d’un trope, et pour des siècles encore (on le retrouve dans l’Indiana de George Sand !), les astreintes de la condition féminine, au point de remplacer le mot même de « femme ». Voir cette expression que Gournay emploiera, s’adressant au roi pour oser comparer sa propre traduction de Virgile à celle de Bertaut, évêque de Sées : « Quelle témérité, Sire, une quenouille attaque une crosse, et la crosse illustre d’un Bertaut ? »
Apprendre à filer et à coudre, préparer doucement son trousseau de future mariée – car lorsque la dot d’une fille est humble, un linge conséquent arrange un peu les choses –, voilà l’avenir qu’elle refuse. Elle préfère lire, se passionner pour les sciences, les lettres et la philosophie. Le latin ne fait pas partie de l’instruction des filles ? Qu’à cela ne tienne : Marie l’apprend seule en comparant les textes et leurs traductions.
Quand la mort de son père la laisse orpheline, fille aînée d’une famille de six enfants plutôt désargentée, Marie s’affermit dans son intention de renoncer au mariage pour devenir une femme de lettres tirant ses ressources de sa plume. Mesure-t-on, aujourd’hui, l’audace d’un tel choix de vie, tandis qu’un mépris suspicieux s’abat sur des célibataires telles que Madeleine de Scudéry ou Anne-Marie de Schurman, la « Minerve hollandaise » objet de son admiration, et avec qui elle correspond ?
C’est ainsi, au fil de ses lectures, allant des plus antiques aux plus contemporaines, qu’elle rencontre à l’âge de dix-huit ans la première édition des Essais de Michel de Montaigne. Stupeur et émerveillement. Qu’y a-t-il dans ce texte pour autant la bouleverser ? Un style encore, sans doute ; une manière inouïe d’écrire et de penser ; d’oser, face aux afféteries pudibondes des écrivains de cour, se mettre à nu, parler de son corps – et même de son sexe –, philosopher ainsi, « à sauts et à gambades », loin des traités poussifs et au plus près de la vie. Marie s’enthousiasme, montrant un jugement déjà sûr pour tant de modernité. Plus – elle le déclarera bientôt dans sa critique des Précieux : un rapport charnel à la crudité des mots, n’omettant pas les provincialismes savoureux de ce terrien. La jeune fille Marie n’ose rêver de rencontrer un tel homme. Il est peut-être mort, ce dieu. Et puis non : il est bien vivant – quoique se disant déjà vieux.
C’est trop, pour éviter la nouvelle témérité, décisive pour la vie de Marie. Sachant qu’il est à Paris, un jour qu’elle y passe elle-même avec sa mère, le coeur battant probablement, elle ose rédiger ce billet dans lequel elle lui dit son admiration et son désir de le voir en personne. Chance, clin d’oeil du destin gentiment titillé ? Michel de Montaigne lui répond qu’il veut la rencontrer illico. Ce qui a lieu.
Quels regards se croisèrent, quels mots s’échangèrent ? Il a cinquante-cinq ans, elle en a vingt-trois. Toute la vie de Marie bascule. Le philosophe espagnol Ortega y Gasset, au début du XXe siècle, écrivait que « tomber amoureux », c’est s’éprendre du mode de vie de l’autre, désirer vivre sa vie. En ce sens, Marie de Gournay est sûrement tombée amoureuse de Montaigne, parangon de ce qu’elle a toujours admiré, et voulu comme son propre sort : penser, écrire, réfléchir, et puis aussi parler, converser.
Là commence l’ « alliance ». C’est pour Montaigne une réédition, qu’il déclarait impossible – surtout avec « ce sexe », qu’il pensait incapable des noeuds serrés de « cette très sainte amitié ». La « véhémence fameuse » dont elle « m’aima et me désira longtemps sur la seule estime qu’elle en prit de moi avant m’avoir vu » (voir l’exergue) rappelle étrangement le désir qu’il eut lui-même de rencontrer Étienne de La Boétie, sur la seule lecture qu’il avait faite de son Discours de la servitude volontaire.
La « fille d’alliance » succède donc au « frère d’alliance » à jamais perdu. Marie scelle cette alliance d’un geste radical : faire couler quelques gouttes de son sang en se piquant le bras avec une épingle à cheveux pour témoigner de l’entièreté de son amitié.
Las !... Comme l’intense relation avec La Boétie avait été brève, celle avec Marie le sera aussi, puisqu’ils ne partageront que quelques semaines au château de Gournay, en Picardie, durant lesquelles ils devisent, tandis que Michel dicte à Marie les corrections de sa nouvelle édition des Essais.
Mais la durée d’une relation peut être sans rapport avec sa qualité. Il est des instants qui nous marquent à jamais.
Marie de Gournay restera fidèle à Michel de Montaigne, mort quatre ans après cette mémorable rencontre, non seulement en veillant, comme il le lui avait demandé, aux éditions suivantes des Essais, défendant pied à pied les idées de Montaigne et souvent ses mots, que d’aucuns souhaiteraient polir et affadir, mais encore et surtout en se construisant elle-même comme femme indépendante, créatrice et pensante.
Disciple ? Pas toujours. Ou alors disciple au meilleur sens du terme : c’est-à-dire critique. Des spécialistes contemporaines (telles Patricia Francis Cholakian, chercheuse de langue anglaise, dans le Colloque de Duke consacré à Montaigne et Marie de Gournay ; voir aussi Gisèle Mathieu-Castellani, Ibid., pour le topos de la quenouille, et Dominique de Courcelles, pour « Le rire de Marie de Gournay », et ce qu’elle nomme « l’art vertueux de la dérision »), montrent qu’une part de l’œuvre de Marie de Gournay consiste en une réfutation, par le fait, de certaines des thèses de Montaigne – tout particulièrement des propos frisant une misogynie de bon aloi qui émaillent Les Essais.
La « désobéissance » de Marie tient dans son « féminisme », terme dont les lectures d’aujourd’hui ont montré la pertinence. Bien mieux et plus fermement que l’équivoque François Poulain de La Barre, capable de toutes les habiles distorsions rhétoriques, Marie expose et démontre « l’égalité des hommes et des femmes » (1622). Les femmes ne sont ni inférieures aux hommes, ni « supérieures », comme le prétendent quelques sophistes des deux sexes, mais tout simplement leurs égales, quoique différentes, et ne cherchant pas à « ressembler au commun des hommes » – chose qui serait, pour beaucoup, la « suprême excellence ».
Le Grief des Dames, publié quatre ans plus tard, développe une idée nouvelle, fondée sur l’expérience d’une écrivaine de soixante et un ans attaquée par des auteurs à la mode dans des termes fielleux, voire scélérats, sur son physique et son état de demoiselle (tel Guez de Balzac : « [...] votre beauté, je parle de celle qui donne de l’amour aux capucins et aux philosophes, ne s’en est point allée avec votre jeunesse... »), tandis qu’ils se gardent bien de lire ses écrits. Ce petit texte franchement polémique, excellemment pamphlétaire, doit faire date, puisqu’il n’inscrit pas moins que l’état de femme de lettres, définitivement soustraite à la capture de « la quenouille ».
Disciple désobéissante, encore, dans la démonstration, par le fait, de la capacité d’une femme à cette amitié que le maître contestait à celles « du Sexe ». Car, depuis Montaigne lui-même, et à partir de Juste Lipse, leur ami commun, Marie de Gournay pratique le grand art de l’amitié, particulièrement avec un certain nombre d’hommes, « libertins érudits » de préférence, tels Théophile de Viau, Gabriel Naudé, et enfin François La Mothe Le Vayer, qui sera l’ami-complice de toute sa vie. Elle en fera le légataire universel de tous ses biens les plus chers : ses petits papiers secrets, sa bibliothèque, riche de celle de Montaigne, laquelle était déjà riche de celle du « frère d’alliance », La Boétie.
Retournement !
Est-il plus belle manière d’accomplir l’infidélité, dans la fidélité ?