Madame
Gisèle Berkman
Dans le grand appartement où elle vit confinée au service de Madame, une femme raconte. Avec une haine teintée de jubilation, elle décrit son servage, les recettes de cuisine inventées pour complaire à sa patronne irascible. Elle raconte Madame, cette vieille femme qui joue du piano, se rêve en Danielle Darrieux, et tyrannise son employée.
La cuisinière note tout. Elle consigne, jour après jour, tout ce quotidien qui l’étouffe. Les jours se traînent tandis que Madame sombre dans la démence. Et les identités s’échangent jusqu’au vertige. C’est comme si la mémoire qui peu à peu se retire de la vie de l’une venait éclaircir les nombreuses questions de l’autre. Qui est Madame, vieille femme juive rescapée de l’extermination ? Et si la cuisinière était sa fille ? À moins que toutes deux ne soient qu’une seule et même personne. Et qui était Monsieur, dont le bureau est interdit d’accès ? Un jour, la cuisinière découvre la photo d’un enfant, le petit Ilia, mort pendant la Shoah, et cette image énigmatique l’obsède, aimante sa vie tout entière.
La Shoah, jamais nommée, est le centre obscur autour duquel tout gravite, aussi bien la folie des personnages que le désastre qui s’abat progressivement sur eux. Mais Madame est aussi la chronique d’une émancipation, et celle-ci passe par le langage, par les joies ineffables et amères qu’il procure.
Gisèle Berkman nous donne ici un premier roman vertigineux. Le style, la maîtrise de l’écriture et de l’émotion, la gravité du sujet changée en grâce, tout cela fait de Madame un grand texte.
Sélection et Mention spéciale du Jury du PRIX DU PREMIER ROMAN 2021
Sélection pour le Prix Pauline de Simiane 2022
Lire un extrait
Madame
Gisèle Berkman
Ma mémoire me joue des tours pendables, ces derniers temps. J’oublie, à toute allure, tout le récent. Depuis quelque temps, des pans entiers de mon passé sombrent dans une profondeur de trou noir. Je ne me souviens déjà presque plus de cette figure sous un drap, à laquelle j’évite de toucher.
Pourtant, tout est là, qui remue dans mes rêves, même si cela commence à s’effilocher. Peut-être est-ce lié à la solitude, à l’absence de contact autre que celui de cette vieille folle au bout du grand couloir. Peut-être les médicaments pour tenir ont-ils commencé d’entamer mon cerveau. J’irai jusqu’au bout à présent, je ne différerai plus de noter, comme je me dois de le faire, les événements tantôt banals tantôt prodigieux qui se sont succédés ici. Tant pis s’il m’arrive de broder, l’essentiel, je crois, aura été consigné.
J’ai beaucoup à écrire, peu à dire. Qui m’expliquera cela ? C’est comme si une voix allait ne plus s’arrêter, comme s’il me fallait tenir une course de fond. Je pourrais continuer bien après que le temps aura fini sa course, les étoiles tombées à terre, les mondes asséchés, la terre abattue comme une toile de théâtre, les océans vidés, les bêtes momifiées – décrire encore, elle, toujours, mon tourment.