Les Cinq livres
François Rabelais
Sous le titre Les Cinq Livres, sont réunis ici en un seul volume, dans une traduction en français de notre temps, Gargantua, Pantagruel, Troisième Livre, Quatrième Livre et Cinquième Livre, suivis par le cocasse almanach prophétique que Rabelais publia sous le titre de Pantagruéline Pronostication.
Rendre la lecture de Rabelais plus aisée, c’est avant tout privilégier le sens, mais c’est aussi permettre que l’adjectif « rabelaisien » n’évoque plus seulement goinfreries, ébriétés et triviales chansons à boire, en « dévoilant » une œuvre foisonnant d’intelligence, sensible et étayée par une vaste culture.
Dans ses Cinq Livres, avant même que le nom en soit « inventé », Rabelais aborde tous les genres que, plus tard, le roman fera siens : biographie, chronique, conte populaire, apophtegme, satire, narration, reportage, récit de voyage, géographie, histoire, épopée, chevalerie, poésie, chanson, correspondance, philosophie, botanique, gastronomie, et, de ces genres, les conjuguant et les appariant en maître, il mêle la réalité du monde à son imagination et à sa sensibilité, de sorte que certains n’ont pas hésité à considérer ce moine-médecin comme un des premiers romanciers.
Trouvez-moi un livre, en quelque langue, quelque domaine et science que ce soit, qui ait de telles vertus, de telles propriétés et prérogatives, et je vous paie une chopine de tripes ! Non, messieurs, non ; il est sans équivalent, incomparable et, donc, sans comparaison. Je le maintiendrai jusqu’au feu – exclusivement.
Lire un extrait
Les Cinq livres
Claude Pinganaud, François Rabelais
TEXTE ORIGINAL
Mais veistes vous oncques chien rencontrant quelque os medulare ? C’est, comme dict Platon (lib. ij de Rep.), la beste du monde plus philosophe. Si veu l’avez, vous avez peu noter de quelle devotion il le guette, de quel soing il le guarde, de quel ferveur il le tient, de quelle
prudence il l’entomme, de quelle affection il le brise, et de quelle diligence il le sugce. Qui le induict à ce faire ? Quel est l’espoir de son estude ? Quel bien pretend il ? Rien plus qu’un peu de mouelle. Vray est que ce peu plus est delicieux que le beaucoup de toutes aultres, pour ce que la mouelle est aliment elabouré à perfection de nature, comme dict Galen (iij Facu. natural., et xj De usu parti). A l’exemple d’icelluy vous convient estre saiges, pour fleurer, sentir et estimer ces beaulx livres de haulte gresse, legiers au prochaz et hardiz à la rencontre ; puis, par curieuse leçon et meditation frequente, rompre l’os et sugcer la sustantificque mouelle – c’est à dire ce que j’entends par ces symboles Pythagoricques – avecques espoir certain d’être faictz escors et preux à ladicte lecture ; car en icelle bien aultre goust trouverez et doctrine plus absconce, laquelle vous revelera de très haultz sacremens et mysteres horrificques, tant en ce que concerne nostre religion que aussi l’estat politicq et vie oeconomicque. Croiez vous en vostre foy qu’oncques Homere, escrivent l’Iliade et l’Odyssée, pensast es allegories lesquelles de luy ont calfreté Plutarche, Heraclides Ponticq, Eustatie, Phornute, et ce que d’iceulx Politian a desrobé ?
TRADUCTION
Mais avez-vous jamais vu un chien qui découvre un os à moelle ? C’est, comme l’écrit Platon au deuxième livre de sa République, la bête la plus philosophe au monde. Si vous avez assisté à cela, vous avez pu voir avec quelle avidité le chien regarde son os, avec quelle précaution il le surveille, avec quelle ferveur il le retient, avec quelle prudence il l’entame, avec quelle voracité il le brise et avec quelle hâte il le suce. Qu’est-ce qui le pousse à agir ainsi ? Qu’espère-t-il de ce comportement ? À quel plaisir prétend-il ? À rien de plus qu’un peu de moelle. Mais il est vrai que ce peu est meilleur que le beaucoup d’autres choses,
parce que la moelle est un aliment naturellement élaboré à la perfection, comme le dit Galien dans le troisième livre des Facultés naturelles et dans le onzième livre de Usage des parties du corps humain. À l’exemple de ce chien, il vous faudra être suffisamment sages pour renifler, sentir et juger ces beaux livres de haute graisse, de fréquentation agréable
mais d’un abord hardi, puis, après une lecture appliquée et de fréquentes réflexions, rompre l’os et en sucer la substantifique moelle, c’est-à-dire – ce que j’entends par ces symboles pythagoriciens – avec l’espoir certain de devenir prudents et sages grâce à cette lecture, car vous y trouverez un goût tout autre, ainsi qu’une doctrine cachée qui vous révélera de remarquables initiations et des mystères extraordinaires, tant pour ce qui concerne notre religion que pour ce qui touche à la situation politique et à l’économie domestique. Croyez-vous de bonne foi qu’en écrivant l’Iliade et l’Odyssée Homère pensait aux allégories que lui ont ajoutées Plutarque, Héraclide du Pont, Eustathe, Cornutus, et à tout ce qu’à son tour Politien leur a volé ?