Les Années discrètes
Benjamin Pelletier
On se retrouve déjà ailleurs alors qu’on se croyait encore là. De même, on devient autre alors qu’on était soi. L’enfance donne à chacun la possibilité de vivre ces évolutions rapides mais inaperçues qui font qu’à neuf ans on est si différent de celui qu’on était à six ans, et encore plus qu’à trois ans. Le processus ne s’interrompt pas, il ralentit de plus en plus, jusqu’à créer chez l’adulte l’illusion d’être figé dans ce qu’il est.
L’enfance, abordée par Benjamin Pelletier, est un territoire, un paysage. L’histoire – et même la préhistoire –, la culture françaises y jouent un rôle déterminant : les lieux, les contes, les mythes sont des moments d’intensité qui entrent en résonance avec les souvenirs du narrateur devenu adulte et avec notre enfance, discrète, retrouvée minutieusement dans des souvenirs ou des émotions souvent fragmentaires, voire effacés et rejaillissant au fil d’une exploration littéraire.
« Sous leur apparence brouillonne et naïve, nous dit Benjamin Pelletier, les expériences enfantines recèlent des noyaux de vérité sur soi et le monde. Elles germent dans nos premiers étonnements et se développent durant l’existence entière. Loin d’être reléguées dans le passé, elles ont de l’avenir. »
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Les Années discrètes
Benjamin Pelletier
Les premières années, le mystère est partout. Ce qui nous environne se résume à un immense point d’interrogation démultiplié en points d’interrogations secondaires qui chacun explosent en une multiplicité d’autres points d’interrogation.
Il y a l’intrigante absence de jeu dans les occupations des adultes, les lieux inconnus partout autour de soi, des au-delà – rues, bâtiments, frontières de la ville, masse sombre des premières collines visibles par la véranda du balcon –, les objets qu’on ne sait pas utiliser, des choses aux propriétés fantastiques – l’interrupteur de la lumière, les flammes bleues de la gazinière, la machinerie fumante et glougloutante de la cafetière, l’énormité métallique de la voiture –, mais surtout il y a les mots qu’on ne comprend pas, que rien ne vient relier à la réalité, sinon la pensée analogique qui à cet âge tient lieu de réflexion.
La migraine devait être une mauvaise graine aux effets terribles pour la tête ; les impôts sonnaient à l’oreille comme des pots à l’envers, tristement percés, par où fuyait l’argent du foyer ; une compagne était assurément une campagne plus douce, une pelouse au lieu d’un pré d’herbes folles ; les faits divers, rubrique du journal télévisé annoncée avec gravité par la présentatrice, suscitaient la perplexité, et même l’amusement, lorsque ces faits d’hiver avaient lieu en été ; un artichaut pouvait curieusement se manger froid ; le géranium serait une sorte d’aluminium...