L’Odeur de la forêt
Hélène Gestern
Un hasard professionnel met entre les mains d’Elisabeth Bathori, une historienne de la photographie, les lettres et l’album d’Alban de Willecot. Ce lieutenant, mort au front en 1917, a été l’ami d’un des plus grands poètes de son temps, Anatole Massis, et a entretenu avec lui une abondante correspondance. D’abord aiguillonnée par l’espoir de retrouver les réponses de Massis, Élisabeth, qui reprend le travail après de longs mois de deuil, se prend peu à peu d’affection pour Willecot, que la guerre a arraché à ses études d’astronomie et qui vit jour après jour la violence des combats. Elle se lance à la recherche de Diane, la jeune femme dont le lieutenant était éperdument amoureux, et scrute chacune des photographies qu’il a prises au front, devinant que derrière ces visages souriants et ces régiments bien alignés se cache une autre tragédie, dont les descendants croiseront à leur tour la grande Histoire durant la Seconde guerre mondiale.
L’Odeur de la forêt est une traversée de la perte, à la recherche des histoires de disparus, avalés par la guerre, le temps, le silence. Mais il célèbre aussi la force inattendue de l’amour et de la mémoire, lorsqu’il s’agit d’éclairer le devenir de leurs traces : celles qui éclairent, mais aussi dévorent les vivants.
L’Odeur de la forêt est le quatrième roman d’Hélène Gestern. Si l’on y retrouve ses thèmes de prédilection, la mémoire, l’énigme, le pouvoir de la photographie, c’est de loin le plus ample. C’est à un véritable voyage qu’elle nous convie et on embarque avec elle dans ce texte prolifique, multiple, surprenant dans ses rebondissements, avec toujours ce sentiment d’être au plus près de l’émotion. Texte multiple donc, d’abord par ce qu’il donne à voir : l’horreur physique et psychologique de la guerre des tranchées, la période trouble et héroïque de l’occupation, et le présent de la narratrice. Multiple aussi par les formes d’écriture choisies : journal, correspondance, narration directe.
Deuxième sélection du prix Femina 2016
Prix Feuille d’or de Nancy 2016
Lire un extrait
L’Odeur de la forêt
Hélène Gestern
Il ferma les yeux un instant. Quand il les rouvrit, la biche était partie. Il regarda ses mains, ses mains vides et désarmées, contempla la blancheur du sol, l’air cotonneux qui charriait cette senteur reconnaissable entre mille, utérine et lourde : celle de la neige sur le point de tomber. Elle lui rappelait l’enfance à Othiermont quand il attendait impatiemment que l’hiver revînt pour se livrer aux longues batailles de boules de neige et aux descentes effrénées sur des luges de bois avec les fils du maître de chai. Il aurait voulu pouvoir redevenir ce petit garçon, aux oreilles brûlées de froid et aux mains glacées, qu’il posait sur les joues de Diane, qui commençait tout juste à marcher, en éclatant de rire ; redevenir un homme dont l’âme n’aurait jamais été souillée par l’exercice de la violence. Il respira l’atmosphère encalminée de l’hiver, sa limpidité, comme pour s’en emplir les poumons, se promettant de se la rappeler quand l’ultime moment serait venu.
Soudain, il prit conscience qu’au parfum de cristaux d’eau et de gel s’était mêlé autre chose. Une fragrance lointaine, subtile, assourdie par le froid, qu’il lui fallut quelques secondes pour identifier tant il avait perdu jusqu’à la mémoire de ce qui faisait la vie : l’odeur de la forêt.