Hokusaï aux doigts d’encre
Bruno Smolarz
Dès l’âge de six ans je pris l’habitude de recopier des images ; arrivé à la moitié de cent, j’avais déjà réalisé de nombreux dessins, mais rien de ce que j’ai publié avant soixante-dix ne vaut vraiment d’être pris en considération. À soixante-treize ans j’ai enfin à peu près compris la quintessence des oiseaux, bêtes sauvages, insectes, poissons, et la substance des herbes et des arbres. À quatre-vingts ans je continuerai donc à progresser et à quatre-vingt-dix je pénètrerai au plus profond des choses ; à cent ans j’atteindrai l’indicible et à cent dix ans chaque point, chaque ligne, sera la vie même.
Hokusaï, préface aux Cent vues du Mont Fuji
On sait par d’innombrables contes et légendes, comme par les textes de la littérature classique japonaise, que le Japon est un pays habité de fantômes.
Le fantôme d’Hokusaï (peintre japonais, 1760-1849) est venu, pour ce texte, hanter Bruno Smolarz, qui a écrit, sous la dictée, et donc à la première personne, cette vie peu commune d’un homme « fou de dessin ».
Hokusaï n’aurait jamais dû cesser de vivre puisque, âgé de quatre-vingt-dix ans, il commence à peine à saisir l’essence du monde. Au fil du pinceau, il revit son passé, mêlant à ses souvenirs des réflexions sur l’art (l’importance de la nature et des voyages, la négligence du nu, le charme d’une courbe, la découverte du bleu et de la perspective en Occident), sur son époque (sa famille, ses pairs et ses rivaux, les gouvernements et les famines) ; sa mémoire est parfois fidèle, par moment aussi riche en invention que son imagination d’artiste. Plus il raconte, plus la mort se tient à distance, peut-être même finira-t-elle par l’oublier, lui permettant de continuer à peindre jusqu’à ce qu’il atteigne la perfection, une perfection qui n’est pas de ce monde. C’est du moins ce qu’il espère…