Dans un temple zen
Sébastien Ortiz
À l’âge de vingt ans, suite à une déception amoureuse, le narrateur part pour Taiwan sans trop savoir que faire de sa vie. Il se laisse séduire par l’accueil d’un bonze dans un temple zen du nord de l’île. Seul étranger à y être accueilli, alors que rien ne l’y préparait, il découvre, avec le regard ingénu et confiant de la jeunesse, le quotidien des moines et des nonnes bouddhistes, rythmé par la méditation et l’étude des textes. Il apprend la méditation, épouse peu à peu leur existence tissée de passions simples, en harmonie avec une nature qui fait écho à l’imaginaire poétique de la Chine. Il se lie d’amitié avec celles et ceux qui ont choisi la voie monastique et lui livrent des bribes de leur histoire et devient ainsi Maître du tambour et donc Maître du temps.
Ce bel équilibre est rompu avec une grâce soudaine.
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Dans un temple zen
Sébastien Ortiz
J’ouvris les yeux dans une chambrette de quatre tatamis. Couché à même le sol, emmitouflé dans une épaisse couette de coton, j’entendais le crépitement des gouttes sur la tôle du toit. On m’avait donné la veille un ensemble bleu clair semblable à un pyjama qui, devais-je l’apprendre par la suite, était l’habit des novices.
Il était huit heures. On ne percevait aucun bruit à part la pluie. Je fis coulisser la cloison japonaise dont le papier huilé laissait filtrer une clarté diffuse et m’avançai en chaussettes dans un étroit corridor au plancher de bois verni qui desservait trois cellules semblables à la mienne d’où ne parvenait aucun bruit. Je sortis du dortoir par son unique porte et enfilai une paire de sandales parmi une dizaine d’autres.
Le patio, ceint d’une galerie couverte, pouvait faire songer au cloître de la cathédrale Saint-Sauveur à Aix. Il y avait là un peu de mousse autour de quelques pierres, un arbuste aux feuilles rosées ainsi que deux ou trois arbres nains. Sur la gauche, trois portes grillagées, disposées symétriquement, s’ouvraient sur une salle assombrie.
La première chose que je distinguai fut un squelette debout devant une fenêtre.
Au milieu de la salle, sur un autel de bois, une divinité de bronze assise sur un immense lotus, jambes croisées. Deux de ses mains étaient jointes sur sa poitrine, deux autres tenaient de petites fleurs bleues semblables à du myosotis. Une paire de lampions, également en forme de fleurs de lotus, était disposée devant l’effigie avec, au centre, une coupelle emplie de cire liquide, d’un rouge translucide, où flottait une flamme éclairant faiblement le visage concentré et impassible du bodhisattva silencieux. Derrière l’autel, accrochés au mur, deux rouleaux de calligraphie encadraient une oeuvre peinte dont je ne distinguais pas le motif. La vue d’un tableau noir, d’une douzaine de tables basses et de coussins me fit comprendre qu’il s’agissait d’une salle d’étude. Je ressortis.
À l’autre bout du patio, un portique ouvrait sur un espace plus vaste. Un énorme tambour laqué de rouge était suspendu par des chaînes à un montant de bois de haute taille. La présence de ce tambour ne me surprit pas, comme si je m’attendais à le trouver là, comme si c’était lui qui m’avait appelé la veille lorsque j’avais cru entendre ses battements dans ma poitrine et dans le crépitement de la pluie, jusqu’à ce matin même en m’éveillant avec en tête les échos lointains et à demi effacés de ses roulements.
Dans la cour au chaudron noir, deux moines balayaient. Je reconnus dans l’un d’eux le disciple à fossettes du maître. Il me demanda si j’avais bien dormi, et me dit qu’il n’avait pas voulu me réveiller plus tôt le premier jour.
Même si l’heure en était passée, il me proposa de prendre le petit déjeuner au réfectoire. Parmi les moines et nonnes qui nettoyaient les tables basses et arrangeaient les coussins, une dame plus âgée me servit un bol fumant de gruau de riz accompagné de légumes bouillis. Celui qui prit place à côté de moi me dit que son nom de moine était K’ai-chi Shih et qu’il était très heureux de me revoir. Il ajouta que le maître, dont le nom, selon un usage dépréciatif propre au bouddhisme zen, était Shou-yü Fashih, « le premier des idiots », l’était tout autant mais que je ne le verrais pas avant plusieurs jours car il était allé en ville. Il m’indiqua que j’étais libre d’occuper mes journées comme je le souhaitais mais me suggérait, afin que mon expérience fût plus profitable, de me caler sur le rythme du temple, ce qui, selon lui, m’offrirait très vite sérénité et bien-être. Je lui répondis que je ne voyais pas les choses autrement et que j’étais désireux d’apprendre le plus possible sur le mode de vie monastique et les enseignements qui étaient dispensés.
Il me fit ensuite visiter le temple. Tout partait de la statue du Bouddha au centre de la salle de méditation qui dominait la cour au chaudron.
Du temple, elle était le noyau, le coeur, le nombril. À gauche, l’aile des moines, où j’étais logé, avec ses dortoirs, son patio et sa salle d’étude. À droite, de façon symétrique, l’aile réservée aux nonnes, avec des dortoirs et une courette. À la place de la salle d’étude s’ouvraient le réfectoire et la cuisine. Les dortoirs pouvaient accueillir jusqu’à trente personnes mais nous n’aurons jamais été plus d’une dizaine à y vivre. Des moines, des nonnes, et puis moi, le seul étranger qui me sentais déjà étranger au monde, étranger à moi-même.