Constellation du tigre
Yannick Le Marec
Nous partons d’un fait divers : un soir de 2017, à Paris, un tigre échappé de sa cage est abattu dans la rue, près du pont du Garigliano. Deux ans plus tard, le narrateur, lecteur de Modiano et de Sebald, recherche les passages des tigres dans la capitale et retrouve leurs traces pour écrire cette Constellation, à travers la peinture de Monory, du Douanier Rousseau, ou de Delacroix, les musées qui exhibent leurs trophées, comme cette tigresse sur le dos d’un éléphant au fond d’une galerie du Muséum du Jardin des Plantes.
En relisant les récits des chasses coloniales de Rousselet, des princes d’Orléans ou de Clemenceau, en cheminant à l’écoute des rugissements du tigre, Yannick Le Marec porte un regard nouveau sur le grand massacre des animaux, qui résonne avec l’actualité des luttes contre l’enfermement des animaux sauvages et la disparition des grands mammifères. Il apporte sa pierre aux débats sur l’héritage colonial. Le tout avec une grâce singulière qui est celle des écrivains.
Sélection du prix littéraire 30 Millions d’Amis Essais 2021
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Constellation du tigre
Yannick Le Marec
C’est donc à une autre photographie, en noir et blanc, non datée, mais beaucoup plus récente, prise sans doute au début des années 1970 – elle a pour titre : Le Tigre du Jardin des plantes – que cette enquête sur la mort du tigre me conduit. Dans un espace assez serré, carrelé, entre un décor de rochers qui matérialise l’entrée d’une tanière et les barreaux du premier plan, un tigre presque entier, et derrière lui, le train arrière d’un autre, de la même taille, la même queue courbée. Le tigre est un animal très communicant ; il faut observer la position de ses oreilles et de sa queue, son regard, le poil qui se dresse dans la nuque et aussi rester très à l’écoute de ses vocalises. La photographie de Jacques Monory ne nous apprend rien de ce qu’exprime le tigre à cet instant ; ses yeux, son regard normalement jaune, ici tout n’est que trous noirs. Même si le tigre de Monory est photographié de jour et en gros plan, on ne sait rien de lui, seulement qu’il est en mouvement, qu’il longe la ligne de barreaux dans des allers et retours incessants. On le sait parce que le peintre a utilisé cette image, notamment dans sa série Dreamtiger – titre emprunté à Borges, dont « les songes n’arrivent jamais à engendrer le fauve convoité » –, quatre lignes de cinq images, comme la pellicule de photographies d’un tigre qui bouge dans sa cage, de part et d’autre d’un paysage de ban-quise, soit deux réalités tellement éloignées qu’on les imagine être les segments d’un récit dont il nous manquerait pour le comprendre les éléments indis-pensables. La « machine fictionnelle » de Jacques Monory tourne au ralenti dans un silence visible et creusé, écrit Jean-Christophe Bailly, son cousin, cependant que l’omniprésence du fauve inquiète et interroge.
Jacques Monory a peut-être croisé Patrick Modiano flânant dans le quartier, remontant la rue Cuvier, attirés tous les deux par les cris des bêtes. Chez Modiano, les animaux font partie du paysage sonore de ses livres ; ce sont des détails posés comme des effets de réel, insignifiants dans le récit, mais qui tapissent la page d’écriture d’une part de nostalgie. Monory a souvent peint des tigres sans que l’on connaisse vraiment la signification de cette constance. Tout juste concède-t-il tardivement qu’ils sont là en tant qu’exemples de la beauté mer-veilleuse de la nature et de la mort. Le tigre comme représentation de la beauté et de la mort, voilà ce qu’il nous a laissé à sa propre mort, en 2018.
Monory, ses films, ses histoires de flingues, ses bagnoles américaines et, au milieu de tout ça, des tigres traversant ses tableaux, entre les trajectoires des balles de ses revolvers, comme il le dit lui-même, des bêtes qu’il peint en bleu comme le reste, depuis qu’il a décidé de tout peindre de cette couleur. Mais le sens qu’il donne à ces tigres, on ne le connaît pas vraiment ; on devine une histoire d’homme dans la solitude des jungles urbaines. Bailly, qui a beaucoup écrit, ne parle pas des tigres, ou alors incidemment, du moins n’en ai-je rien vu, et c’est dommage parce que je l’imagine bien évoquant cette bête singulière à la manière de sa rencontre avec un chevreuil débouchant d’une lisière, devant lui, une nuit : « frayeur et beauté, grâce frémissante, légèreté », ce sont ses mots dans les premières pages de son livre Le Versant animal.
En 2008, Monory réalise une série de grands tableaux avec des tigres, qu’il présente l’année sui-vante à la Fondation Maeght à Saint-Paul-de-Vence. Tigre n°4 reprend les photographies de 1970, celles du Jardin des plantes, en deux registres de quatre images avec un collage, la peinture d’un tigre, en couleur, c’est-à-dire en jaune et orangé, au-dessus duquel on lit le mot crimes. Le tigre est encore le symbole du crime, dans une manière traditionnelle de représenter cet animal, agressif, tuant pour le plaisir comme se complaisent à le répéter les textes d’autrefois. N’est-ce pas le grand Georges Cuvier, à l’extrême fin du XVIIIe siècle, qui diffusait cette rengaine dans son Tableau élémentaire de l’histoire naturelle des animaux : « Le tigre (felis tigris) est aussi fort, aussi grand que le lion, et beaucoup plus cruel, égorgeant plus de victimes qu’il n’en faut à sa faim, et se plaisant surtout à boire le sang. »